Demandes de marques et indications géographiques antérieures : l’apport du Règlement 2024/1143 du 11 avril 2024
Le nouveau règlement européen qui centralise la protection des indications géographiques (IG), à savoir indications géographiques protégée (IGP) et appellations d’origine protégée (AOP), relatives au vin, aux boissons spiritueuses et aux produits agricoles est applicable depuis le 13 mai 2024.
Nous nous intéressons ici à son apport en droit de la propriété intellectuelle sous l’angle du conflit entre une marque et une indication géographique au stade de la demande d’enregistrement d’une marque présentée aux offices que sont l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI), pour les marques françaises, et l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), pour les marques de l’Union européenne.
Le conflit entre ces droits existe naturellement lors d’une demande de protection d’une IG qui compromettrait l’existence d’une marque antérieure, mais ce n’est pas le cas sur lequel nous nous penchons dans le présent article.
Le nouveau règlement vient clarifier le champ d’application de la protection accordée aux IG lorsque les demandes d’enregistrement de marque entrent en conflit avec des IG antérieures.
L’article 31, paragraphe premier, de ce nouveau texte prévoit que « Une demande d’enregistrement d’une marque dont l’utilisation contreviendrait à l’article 26 est rejetée si la demande d’enregistrement de la marque est déposée après la date de dépôt auprès de la Commission de la demande d’enregistrement de l’indication géographique. ».
Effectivement, la protection des IG est aujourd’hui encadrée par l’article 26 du nouveau règlement, qui prévoit en son paragraphe premier que :
« 1. Les indication géographiques inscrites dans le registre de l’Union des indications géographiques sont protégées contre:
a) toute utilisation commerciale directe ou indirecte d’une indication géographique à l’égard de produits non couverts par l’enregistrement, lorsque ces produits sont comparables à ceux enregistrés sous cette dénomination ou lorsque l’utilisation de ladite indication géographique pour tout produit ou service permet de profiter de la réputation de la dénomination protégée, de l’affaiblir, de l’atténuer ou de lui porter préjudice, y compris lorsque ces produits sont utilisés en tant qu’ingrédients;
b) toute usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable des produits ou des services est indiquée ou si la dénomination protégée est traduite, transcrite, translittérée ou accompagnée d’une expression telle que «genre», «type», «méthode», «façon», «imitation», «goût», «manière» ou d’une expression similaire, y compris lorsque ces produits sont utilisés en tant qu’ingrédients;
c) toute autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités essentielles du produit qui figure sur le conditionnement ou l’emballage, sur la publicité, dans des documents ou des informations fournies sur des interfaces en ligne relatifs au produit concerné, ainsi que contre l’utilisation pour le conditionnement d’un récipient de nature à créer une impression erronée sur l’origine du produit;
d) toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. »
Il est à noter que la protection précédemment prévue à l’article 103 du Règlement 1308/2013[ii] n’est pas remise en question mais elle a évolué dans la mesure où ont été intégrées les notions :
–d’affaiblir, d’atténuer et de porter préjudice à la réputation d’une IG. Ce point fait écho à l’article L. 643-1 du Code rural et de la pêche maritime dont l’application a été évincée au profit des textes européens, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’optique d’une protection effective et uniforme par le droit de l’Union.
–d’utilisation directe ou indirecte, d’usurpation, d’imitation ou d’évocation d’une IG à l’égard de produits comparables ou non à ceux couverts par l’IG même lorsqu’il y a un usage de ces produits en tant qu’ingrédients. Sur ce point, le règlement délègue à la Commission le pouvoir d’adopter des actes aux fins d’établir des règles supplémentaires relatives à l’utilisation des indications géographiques dans la dénomination de produits transformés faisant référence à l’utilisation d’ingrédients comparables et aux critères permettant de déterminer que des caractéristiques essentielles sont conférées aux produits transformés.
→ Le périmètre de protection étant rappelé et considérant que l’article 31 cité ci-dessus en son paragraphe premier y renvoie précisément, toute demande de marque ne respectant pas la protection prévue à l’article 26 doit être rejetée ex officio.
Auparavant, rappelons que le Règlement 1308/2013 prévoyait, s’agissant du lien entre IG et marques, en son article 102, 1) a), que
« L’enregistrement d’une marque commerciale contenant ou consistant en une appellation d’origine protégée ou une indication géographique protégée qui n’est pas conforme au cahier des charges du produit concerné ou dont l’utilisation relève de l’article 103, paragraphe 2, et concernant un produit relevant d’une des catégories répertoriées à l’annexe VII, partie II, est:
- a) refusé si la demande d’enregistrement de la marque commerciale est présentée après la date de dépôt auprès de la Commission de la demande de protection de l’appellation d’origine ou de l’indication géographique et que cette demande aboutit à la protection de l’appellation d’origine ou de l’indication géographique;»
Ainsi, sur la base de ce texte, c’est la reproduction du nom de l’IG dans la marque qui permettait son rejet ex officio, excluant de prime abord l’imitation et l’évocation.
En pratique, l’INPI et l’EUIPO ont étendu les rejets à des marques que nous pourrions qualifier « d’évocation directe » d’une IG, ex. le terme « Gascon » évoque l’IGP « Côtes de Gascogne » et l’AOP « Floc de Gascogne »[iii] et le terme « TOSCANERIA » évoque notamment l’IGP « Costa Toscana »[iv].
Nous pouvons relever de rares cas dans lesquels, à l’étape de l’examen des marques, l’EUIPO est allé plus loin dans l’application de la notion d’évocation, ex. avec le signe « TOCAI » qui évoque l’AOP « TOKAJ / TOKAJI »[v], ou encore plus avant le signe « VOLLENAY-ANGERVILLE » qui a été considéré comme évoquant l’AOP « Volnay »[vi] et le signe « KLET BRDA » constituant une évocation de l’IG « Goriška Brda »[vii] avec cependant dans ces deux derniers cas des décisions finales d’octroi de protection sans restriction de libellé.
Considérant néanmoins que ce sont principalement les cas de reproduction du nom de l’IG dans la marque ou d’évocation directe qui constituaient des motifs de refus, cela excluait l’imitation ou l’évocation de l’IG telle que nous la connaissons dans les litiges que mènent l’INAO et les Organismes de Défense et de Gestion (ODG) concernées contre les opérateurs se plaçant dans le sillage des IG. Ce qui expliquait qu’une marque telle que « Saint-Emilliard » ait été enregistrée, notamment en classe 33, sans objection de l’INPI, nécessitant une action en nullité de l’ODG ayant pour mission de défense l’appellation « Saint-Emilion »[viii].
Cette position était discutable car, se basant sur l’article 711-3, 5°, du Code de la propriété intellectuelle, toute atteinte peut justifier un rejet dès lors que cet article prévoit que « ne peut être valablement enregistrée une marque portant atteinte à des droits antérieurs ayant effet en France, notamment : […] 5° Une indication géographique enregistrée mentionnée à l’article L. 722-1 ou à une demande d’indication géographique sous réserve de l’homologation de son cahier des charges et de son enregistrement ultérieur ». La notion d’atteinte renvoyait au périmètre de protection global prévu auparavant à l’article 103 du Règlement 1308/2013 qui couvrait déjà les cas d’imitation et d’évocation d’une IG.
Il en était de même au niveau des marques de l’Union européenne avec l’article 7, j), du Règlement 2017/1001[ix] qui prévoit que sont refusées à l’enregistrement : « les marques exclues de l’enregistrement en application de la législation de l’Union ou du droit national ou d’accords internationaux auxquels l’Union ou l’État membre concerné est partie, qui prévoient la protection des appellations d’origine et des indications géographiques ».
Nous n’avons pour l’heure pas suffisamment de recul pour évaluer l’impact du nouveau règlement sur l’examen des marques.
Nous ferons un point dans les mois à venir après analyse des nouvelles demandes de marque et de l’issue de leur examen par les offices.
En tout état de cause, cette clarification apportée par le nouveau règlement est bienvenue pour la protection des IG et nous pensons qu’elle fera évaluer la pratique de nos offices, bien qu’il faille garder à l’esprit que les notions d’évocation et d’imitation des IG nécessitent une appréciation parfois factuelle qui n’est pas du ressort de nos offices à l’heure du dépôt de marque.
Un indice peut déjà être donné sur l’évolution au niveau de l’INPI avec le rejet de la marque « CULINARIUM ALPINUM » car elle évoque le terme « ALPES » présent dans plusieurs IGP pour les pommes, vins et liqueurs[x], sans doute inspiré des décisions rendues dans les affaires NEWRHONE[xi] ou encore COGNAPEA[xii] qui relevaient respectivement l’atteinte aux AOP « COTES DU RHONE » et « COTES DU RHONE VILLAGES », d’une part, et l’AOP « COGNAC », d’autre part, même si les marques étaient limitées aux produits bénéficiant de ces appellations, mais qui n’étaient néanmoins pas à l’initiative de l’INPI.
Soyons attentifs aux procédures d’examen de marques à venir pour vérifier si de telles décisions seront rendues ex-officio, i.e. en dehors de toute action en opposition ou nullité.
Annabella BIFFI
Juriste – DIRECTRICE MINERAL WINE
MINERAL AVOCATS
[i] Règlement (UE) 2024/1143 du Parlement européen et du Conseil du 11 avril 2024 concernant les indications géographiques relatives au vin, aux boissons spiritueuses et aux produits agricoles, ainsi que les spécialités traditionnelles garanties et les mentions de qualité facultatives pour les produits agricoles, modifiant les règlements (UE) n° 1308/2013, (UE) 2019/787 et (UE) 2019/1753 et abrogeant le règlement (UE) n° 1151/2012
[ii] Règlement (UE) 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) n ° 922/72, (CEE) n ° 234/79, (CE) n ° 1037/2001 et (CE) n ° 1234/2007 du Conseil
[iii] Refus provisoire total de protection de l’INPI contre la marque internationale « LA GASCONNIERE » n° 1 456 758 en date du 1er juillet 2019 suivie de la décision finale en date du 30 janvier 2020 avec octroi d’une protection pour les « vins bénéficiant de l’indication géographique protégée « Côtes de Gascogne et/ou de l’appellation d’origine protégée « Floc de Gascogne »
[iv] Refus de la demande de marque de l’Union européenne « LA TOSCANERIA » n° 018180259 en date du 31 juillet 2020
[v] Refus de la demande de marque de l’Union européenne « TOCAI » n°018612998 en date du 10 mai 2022
[vi] Refus provisoire de protection contre la marque internationale semi-figurative « VOLLENAY-ANGERVILLE » n°1498818 en date du 20 janvier 2020 suivie de la décision finale d’octroi de protection en date du 24 septembre 2020
[vii] Refus provisoire de protection contre la marque internationale semi-figurative « KLET BRDA » n°1470741 en date du 9 octobre 2019 suivie de la décision finale d’octroi de protection en date du 27 avril 2020
[viii] Décision en nullité de l’INPI du 12 octobre 2023, n° NL23-0090
[ix] Règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne
[x] Refus provisoire de protection de l’INPI contre la marque internationale semi-figurative « CULINARIUM ALPINUM » n° 1783858 en date du 1er août 2024
[xi] Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 26 mai 2023, RG n°21/09232
[xii] Décision en opposition de l’INPI du 26 août 2022, n°OPP 22-0433